Le Cambodge, entre renaissance économique et désillusions

Publié le 20 octobre 2025 à 10:50

Quand on arrive au Cambodge, on est d’abord frappé par le contraste. Entre les tours flambant neuves de Phnom Penh et les rizières encore inondées d’une lumière dorée, le pays semble oscillant entre modernité et survie. Ce paradoxe prend racine dans une histoire économique aussi mouvementée que récente.

Le développement chaotique de la ville de Phnom Penh, 2024 - The chaotic development of Phnom Penh, 2024 

En 1989, le Cambodge tourne brutalement la page du communisme pour embrasser l’économie de marché. Une transition chaotique, improvisée, qui ne prend vraiment forme qu’après 1993, avec l’aide massive de la communauté internationale. Très vite, Phnom Penh s’éveille : les grues poussent comme des champignons, les routes se remplissent de motos et de voitures, et la capitale dépasse le million d’habitants. Pourtant, derrière cette effervescence, le développement du pays reste fragile, ralenti par une corruption endémique, un système judiciaire défaillant et des infrastructures encore balbutiantes.

Le pouvoir, bien que théoriquement séparé entre exécutif, législatif et judiciaire, reste concentré entre les mains d’une élite. Les parlementaires, souvent peu formés, suivent les ordres du parti dominant dans l’espoir d’obtenir une place mieux rémunérée au sein du gouvernement. Résultat : peu de réformes concrètes, et une administration qui sert davantage les intérêts privés que l’intérêt public.

L’État, faute d’investissements étrangers suffisants, peine à équilibrer ses comptes. Pour compenser, il augmente les taxes sur l’eau et surtout sur l’électricité — des charges qui pèsent lourdement sur les foyers les plus modestes. Quant aux programmes sociaux, ils sont souvent confiés à des ONG ou des bailleurs internationaux.

Derrière les discours libéraux, la réalité est toute autre : plus de 80 % des richesses nationales sont encore contrôlées par l’État, distribué sous forme de concessions à des proches du pouvoir. Ces pratiques opaques alimentent la corruption, ruinent les paysans dépossédés de leurs terres, et accélèrent une déforestation dramatique. Les conséquences sont visibles : inondations meurtrières, sécheresses à répétition et une agriculture en crise. En 2000, une seule saison d’inondations a coûté 156 millions de dollars au pays.

 

Un pêcheur sur le Mékong, 2023 - A fisherman on the Mekong, 2023 - © JUSTINE CLENET 

Un tournant s’opère en 2004 avec l’arrivée massive des capitaux chinois. En quelques années, la Chine devient le premier investisseur du Cambodge, finançant routes, casinos, gratte-ciel et zones industrielles. Mais cette manne s’accompagne de spéculation foncière, de projets immobiliers fantômes et même de l’implantation de réseaux mafieux. Cette même année, sous la pression internationale, le Cambodge rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC), marquant son entrée dans l’économie mondiale.

Le textile explose : les usines tournent jour et nuit, les exportations s’envolent, mais les salaires restent parmi les plus bas d’Asie. En 2005, le tourisme devient la deuxième source de revenus du pays, représentant 15 % du PIB. Les temples d’Angkor attirent des millions de visiteurs, mais cette croissance s’accompagne aussi de son lot de dérives : prostitution, trafics, et exploitation.

Aujourd’hui encore, la pauvreté demeure. Les jeunes diplômés peinent à trouver un emploi, freinés par le népotisme et un marché du travail saturé. L’accès aux soins, à l’éducation et à l’eau potable reste inégal. Le Cambodge avance, oui, mais à deux vitesses : celle d’une minorité privilégiée et celle, bien plus lente, du peuple qui peine à suivre.

 

La cascade Busra, attraction touristique dans le Mondulkiri, 2022 - Busra Waterfall, a tourist attraction in Mondulkiri, 2022

Cambodia, between Economic Awakening and Hidden Struggles

 

When you travel through Cambodia, it’s impossible not to notice the contrast. Glass towers rise over the skyline of Phnom Penh, while just a few hours away, farmers still wade barefoot through flooded rice fields. The country feels like it’s caught between two worlds — one racing toward modernity, the other clinging to survival.

 

 La ségrégation sociale dans la ville de Phnom Penh, 2022 - Social segregation in Phnom Penh, 2022© JUSTINE CLENET 

This delicate balance has roots in a turbulent economic past. In 1989, Cambodia abruptly shifted from communism to a market economy. The transition was messy and disorganized, only finding its footing after 1993 with the help of massive international aid. Phnom Penh began to expand rapidly — cranes, construction sites, and traffic filled the streets, and the city soon surpassed one million inhabitants. Yet, beneath this surface of growth, the foundations remained shaky: corruption, weak institutions, and poor infrastructure continued to hold the country back.

On paper, Cambodia functions under a democratic system, with separate legislative, executive, and judicial powers. In reality, political life is tightly controlled. Many parliament members, poorly trained and loyal to their party, focus on personal advancement rather than public service — hoping for a higher position in government, where the pay (and influence) are far greater.

Lacking sufficient foreign investment, the state struggles to balance its budget. To compensate, it taxes essential resources like water and electricity, deepening the hardship of the poorest households. Social issues, from education to healthcare, are largely left in the hands of international NGOs or private organizations.

Despite claims of a liberal market, more than 80% of Cambodia’s wealth remains under state control, distributed through opaque land concessions often granted to political allies. This system fuels corruption, displaces farmers, and drives deforestation at an alarming rate. The environmental impact is severe: floods, droughts, and the slow collapse of rural livelihoods. In 2000, a single season of floods cost the country an estimated 156 million dollars.

 

Le marché aux poissons de KEP, 2023 - The fish market of KEP, 2023 

A major turning point came in 2004 with the arrival of massive Chinese investments — over two-thirds of total foreign capital. The influx of money brought skyscrapers, highways, casinos, and new industrial zones. But it also triggered speculation, rising land prices, and the arrival of organized crime networks. That same year, under international pressure, Cambodia joined the World Trade Organization, giving investors a more stable legal framework.

The textile industry boomed, employing hundreds of thousands — though wages stayed among the lowest in Asia, and working conditions remained harsh. Tourism followed closely behind, becoming the country’s second-largest source of income by 2005, accounting for 15% of the GDP. Millions of visitors poured into Angkor Wat, bringing both prosperity and darker side effects: prostitution, drug trafficking, and human exploitation.

And yet, poverty persists. Many young graduates struggle to find work, hindered by nepotism and the slow pace of local development. Access to clean water, education, and healthcare remains uneven. Cambodia is moving forward — but at two very different speeds. A small elite surfs the wave of growth, while most of the population watches from the sidelines, trying to keep up.